Entretien

Portrait Croisé / Annie Ernaux – Claire Simon

Claire Simon commence à faire des courts métrages et des documentaires dès 1976. Elle réalise ensuite de nombreux longs métrages dont La Police (1988), Les Patients (1989), Scènes de ménage (1991), Récréations (1992), Faits divers (1993), Coûte que coûte (1995, Prix Louis Marcorelles au cinéma du réel, Prix spécial du jury à Montréal, Grand prix du documentaire à Postdam), Sinon oui (1997, sélectionné à Cannes en 1997), 800 km de différence, sorti en salles en février 2002. Elle prépare actuellement un nouveau long métrage, La vie de Mimi. En 1980 elle a réalisé un court métrage avec le Grec, Tandis que j’agonise.

Annie Ernaux est née à Lillebonne (Seine Maritime). Professeur agrégé de lettres modernes, elle publie son premier livre, Les armoires vides, en 1974. De nombreux autres romans suivront dont Ce qu’ils disent ou rien (1977), La place (1984, Prix Renaudot), Une femme (988), Passion simple (1992), Journal du dehors (1993), Je ne suis pas sortie de ma nuit (1997), La Honte (1997), L’Événement (2000), La vie extérieure (2000), Se perdre (2001), fragment de son journal intime, et L’occupation (2002).

 

A.E. : Je suis très contente de vous rencontrer car je pense que nous avons beaucoup de points de convergence, vous dans l’image au cinéma et moi dans l’écriture.

C.S. : Ce qui m’a toujours fascinée dans tout ce que vous avez écrit – je n’ai certainement pas tout lu – c’est cette idée que cela se construit à partir d’une image que vous explorez entièrement.

A.E. : Je pense que j’essaie d’« atteindre la réalité », atteindre le réel. Ce qui m’intéresse aussi dans les films que j’ai vu de vous, c’est cette manière de… « faire suer le réel »…

C.S. : Ce que vous écrivez est un projet de littérature, totalement, mais c’est un projet de littérature qui ne passe pas par les maîtres.

A.E. : C’est une jolie expression.

C.S. : C’est une peu le champ de ce qu’on pourrait appeler le documentaire ; il s’agit de parler hors de la parole des maîtres, de faire que l’art soit tout le temps nouveau. Je n’aime pas le culte des maîtres et des marques, c’est un peu la même chose, c’est forcément aller dans des continents inexplorés. C’est une des choses qui m’intéresse dans ce que vous faites.

 

TRANSFIGURATION ET SAVOIR-FAIRE

C.S. : Je trouve qu’il y a chez les écrivains une plus grande liberté, par rapport au réel.

A.E. : Je ne sais pas s’il y a une plus grande liberté, parce qu’on est pris dans une tradition. Je me heurte très fréquemment à cette forte tradition dans le champ littéraire qui est l’idée que la littérature, c’est la transfiguration. Je pose immédiatement que non, pour moi la littérature c’est la recherche, la recherche du réel, parce que le réel n’est pas donné d’emblée. On me dit alors que dans ce cas la littérature n’est pas de l’art.

C.S. : Il y a de la même manière cette idée répandue qu’un documentaire n’est pas un film, à cause de cette notion de transfiguration ; un documentaire n’est pas de l’art.

A.E. : C’est cette idée que l’art ne peut pas être la vérité, ou ne doit pas l’être. Moi, je pense que c’est la vie qui ne peut pas être la vérité, et que c’est l’art qui doit l’être. Parce que dans la vie, on ne peut pas vivre dans la vérité, ce n’est pas possible… et puis on ne la connaît pas.

C.S. : En fait, ce que les gens demandent c’est du savoir-faire ; la fiction, c’est l’idée du savoir-faire. C’est pour cela que je parlais des maîtres. Mais j’aime beaucoup certains films de fiction quand justement j’ai l’impression qu’ils dévident une recherche de la vérité tout simplement. Dans le reproche qui est fait, « c’est pas un film, c’est un documentaire », on ne voit pas le savoir-faire repérable de celui qui a fait. J’avais l’impression qu’avec la littérature, cela n’était pas le cas.. Au cinéma, les gens sont persuadés qu’on pose sa caméra et que les choses se font toutes seules…

A.E. : Détrompez-vous, c’est pareil avec la littérature ! À un point que vous ne pouvez pas imaginer. Comme tout le monde sait plus ou moins écrire, je reçois souvent des tas de récits où les gens racontent leur vie comme ça, croyant que c’est suffisant…

C.S. : Vous dites, et j’aime beaucoup cela, « Toutes les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte. » C’est être le théâtre des choses…

A.E. : Oui, c’est ça. En écrivant le Journal du dehors, j’avais ce sentiment très fort d’être « traversée par les gens comme une putain ». J’étais traversée par des images, mais aussi traversée par la vie…

 

QUELQUE CHOSE DE PRESQUE RELIGIEUX

C.S. : Je trouve extraordinaire cette idée du livre Une Femme et du journal Je ne suis pas sortie de ma nuit parce que ce n’est pas du tout deux fois la même chose… Ca fait partie de l’idée de la vérité comme quelque chose de presque religieux et inatteignable. Cela m’émeut parce que c’est le rapport au temps : vous pensez que vous avez un texte qui est entièrement écrit, fini, et puis vous prenez le journal et vous vous dites qu’il y a quelque chose qui est là et qui n’est pas passé dans le texte… c’est la même chose pour moi quand je filme. C’est pour cette raison que je filme beaucoup sur le mode documentaire… il y a quelque chose de presque religieux dans l’ordre dans lequel on fait les choses, dans l’ordre dans lequel cela arrive, l’ordre des pensées… Après, on peut tout reconstruire mais c’est comme s’il y avait là quelque chose d’absolument insaisissable, de plus grand que soi.

A.E. : Je sens exactement la même chose. Cela m’avait beaucoup frappée en écrivant le livre sur ma mère, comme s’il fallait à tout prix retrouver ce que j’appelais l’ordre idéal dans l’écriture même, prise par la chronologie d’une vie qui avait eu lieu et qui avait disparu mais qu’il fallait conserver… C’est difficile d’expliquer ce qui se passe quand on écrit…

C.S. : Cette idée est très forte. C’est le côté religieux de l’ordre, quelque chose dans la succession, comme il pourrait y avoir un inconscient du temps qui contient une vérité… qu’il est très difficile de fabriquer du côté de la fiction.

 

UNE ÉCRITURE CINÉMATOGRAPHIQUE MATÉRIELLE

A.E. : J’aime beaucoup comment vous filmez le travail, le travail des gestes, comment vous filmez des mains… Quand vous filmez les mains dans Scènes de ménage, quand Miou Miou prend un cheveu par terre, quand elle essore le pull blanc, écosse les petits pois. Ce sont des gestes tellement importants, qu’il faut voir, qu’il faut montrer, qui doivent devenir visibles.

Et puis les paroles, elles sont d’une justesse totale, elles sont là. Je dirais que vous avez une écriture cinématographique matérielle. Dans Coûte que coûte, vous rendez l’argent matériel, vous le rendez matériel, parce qu’il est tout le temps là, dans ce divorce entre le travail et l’argent… Il y a le travail d’un côté et il y a l’argent qui n’est pas là.

 

LA HONTE COMME ORIGINE ?

C.S. : Vous avez écrit un livre qui s’appelle La Honte, que j’aime beaucoup… Est-ce que la honte est à l’origine du livre ?

A.E. : Oui je crois… puisque j’ai mis tant de temps à écrire ce livre-là.

C.S. : Quand j’ai fait Récréation, il a été très clair pour moi que c’est la honte qui était le moteur pour faire ce film. J’ai amené ma fille dans cette cour, en me disant « si elle s’en sort là, elle s’en sortira partout ». Je regardais le matin les scènes et je revoyais ce qu’on a vécu à la maternelle. Ce que je voyais, c’est qu’enfant le désir est si fort : je t’aime : tu ne m’aimes pas… On ne veut pas que cela se passe mal. Tout le temps on a honte que cela se passe mal. Plus tard, moi, vieille enfant dans la cour, je peux enfin raconter ce dont j’avais honte !

A.E. : Je pense qu’effectivement la honte est le moteur, mais je ne le connais pas en entier. J’ai écrit La honte avec cette image fondatrice, est-ce que c’est la bonne ? Est-ce qu’au contraire, l’image fondatrice est ce qui est en creux dans Ce qu’ils disent ou rien ? Je ne sais pas. Mais c’est vrai que ce sont les moteurs. Pour vous aussi ? Ou bien il y a quelque chose d’autre derrière chaque film que vous faites ? Je veux dire un mobile secret ?

C.S. : C’est un trait qui réapparaît. Par exemple, j’ai redécouvert que c’était la honte qui me permettait de faire 800 km de différence, que c’était des choses de la honte, et que justement, avec le temps, le décalage et la distance, on peut regarder des choses qu’on n’a pas pu regarder avant.

 

 

LE FRAGMENT ET LE GENRE

C.S. : Le fragment c’est une façon, comme le documentaire, d’essayer d’appréhender quelque chose sans se poser la question de la maîtrise, d’essayer de trouver n’importe quel chemin de la vérité…

A.E. : Oui, je pense que c’est important d’essayer d’éviter de présenter une vision totalisée, donc totalitaire, de la réalité… Laisser une sorte de démultiplication des choses.

C.S. : On me dit tout le temps « si tu veux continuer à faire des films, il va falloir que tu acceptes de faire des films de fiction normaux ».

A.E. : Moi on me demande quand je vais sortir de l’autobiographie. C’est la question du genre. Je n’ai pas envie de dire « vous faites du documentaire ou du cinéma du réel ».

C.S. : Ce que vous écrivez n’a rien à voir avec l’autobiographie. On pourrait dire que chez les gens qui font de l’autobiographie, il y a l’obligation de consigner… Souvent l’autobiographie c’est comme si ce n’était même pas de la littérature.

A.E. : Dans l’autobiographie, on voit une sorte de… récit de vie.

C.S. : C’est aussi la question du documentaire : on dit que c’est un document, et parce que c’est un document on se doit de raconter comme si l’importance de la chose, l’alibi était à l’extérieur de l’œuvre. C’est à l’inverse de ce que vous faites, le moteur de votre écriture est à l’intérieur de l’œuvre tout le temps.

A.E. : C’est ne pas me couler dans quelque chose de pré-établi…

C.S. : Je parlais des fragments, parce que c’est une question que je me pose tout le temps, j’aime beaucoup tout ce qui a à voir avec le sériel, le fragmentaire… Parce que j’ai l’impression que c’est une façon de marcher, même si on ne sait pas où l’on va ; et que c’est aussi un rapport à la réalité, on se dit que c’est plus grand que nous, on ne peut pas opposer un position de maîtrise, que moi je trouve ringarde ! Je pense qu’on ne peut pas dire aujourd’hui « je vais vous donner une image du monde que je maîtrise parfaitement »…

A.E. : Au point de vue du travail, je sais comment je fais, j’écris beaucoup de choses fragmentaires qui quelques fois, n’ont rien à voir entre elles, mais au cinéma, comment faites-vous ? C’est beaucoup plus concret, vous êtes tenue à une direction…

C.S. : Sur les films « purement documentaires », il me faut un certain temps pour me décider sur le territoire, où je vais, c’est quoi le film ? Mais le territoire, c’est quand même le fait qu’il y ait du manque partout, c’est ce qui m’intéresse, qu’il y ait des trous partout.

A.E. : Quand j’ai commencé les fragments pour Le Monde extérieur qui est devenu Le Journal du dehors (le titre vient toujours après), je me disais que beaucoup d’écrivains faisaient de même, faire entrer ces choses vues dans une fiction. Moi, je ne pouvais pas le faire, non pas que je n’en suis pas capable, mais je voulais laisser quelque chose aux gens, laisser aux êtres croisés juste ce qu’ils m’avaient donné, leur parole, leur vision, un aspect, comme vous dites, presque religieux de la rencontre, de cette réalité. Je ne voulais pas que cela serve, je ne voulais pas les faire entrer dans quelque chose, mais les faire exister dans leur réalité à travers ces deux ou trois petits fragments.

C.S. : C’est aussi la force de l’œuvre ; le petit fragment a sa vérité absolue en soi, donc il ne peut pas servir. J’ai l’impression que ce que vous dites sur les fragments du Journal du dehors, ce que les écrivains feraient pour servir la grande histoire, la vraie histoire, ce ne serait qu’un rapport de classe à l’intérieur du récit, et en même temps, quand même, une espèce de comédie de la maîtrise à laquelle je n’arrive absolument pas à croire.

A.E. : On est toujours, à ce moment-là, dans une espèce de jeu, de gratuité. Il s’agit aussi de vouloir absolument donner un sens, donner sens à tout, imposer une signification.

 

NE PAS PARLER « À LA PLACE DE »

A.E. : Est-ce que vous ne pensez pas que ce que vous faites est politique ? Je pense toujours que ce que je fais est politique. C’est politique, parce que c’est changer la perception des gens, faire voir des choses.

C.S. : Oui, j’espère. Je le sens très fort dans ce que vous écrivez. Pour moi, le côté politique, c'est le côté « ici et maintenant », je ne parle pas à la place des autres, je parle de ce dont je peux avoir la prétention de rendre compte.

A.E. : Oui, ne pas se mettre « à la place de ».

C.S. : C’est le fondement de départ.

A.E. : Il m’arrive souvent de parler de La Place. J’explique que j’avais commencé un roman et cela ne fonctionnait pas, parce que même si c’est de mon père dont je parlais, je me mettais à sa place. Si je parlais de lui petit garçon marchant dans les fossés, ça n’allait pas, j’étais à sa place. J’ai donc écrit avec ses paroles, avec tout ce que j’ai vu moi enfant et rien d’autre. Pas de reconstitution de son être : il fallait suggérer, faire voir, mais à travers des paroles entendues, des regards, des récits qu’il m’a fait, rien d’autre, pas de spectacle.

C.S. : Oui… Quand j’ai écrit le scénario de Sinon oui, la question de « à sa place » m’a tout le temps perturbée : en tournant j’ai inventé un personnage qui était moitié moi, moitié cette femme que je ne voulais pas aller voir au Portugal… Je me disais que ce serait mieux de la rencontrer, mais je pensais que c’était trop dur pour elle de lui demander de me parler de son histoire. J’ai passé beaucoup de temps à chercher comment raconter la chose pour ne pas être à sa place, pour n’être à la place de personne.

A.E. : Effectivement, il y a quelque chose qui se passe autour de ce personnage qui est difficilement explicable ; elle reste opaque et c’est formidable ; opaque comme quelqu’un de réel.

 

LE TRAVESTISSEMENT ET LE « JE »

A.E. : Je me posais la question : si vous voulez filmer quelque chose de votre histoire propre, vous ne pouvez le faire qu’en fiction avec un personnage, vous ne pouvez pas filmer quelque chose qui vous est arrivé…

C.S. : Je le filme en travesti dans le documentaire. C’est ça mon travestissement, ça raconte ma vie, totalement, mais de façon vraie… Le travestissement de la fiction que les gens réclament, pour moi, il est exactement là. Alors que vous, vous parlez totalement de vous, on a l’impression qu’on vous connaît, un peu, quand on a lu pas mal de vos livres, et en même temps, vous êtes le « je », la personne, le personnage, on ne vous connaît pas du tout.

A.E. : Non, effectivement, ce je-là, c’est un je qui existe à l’intérieur du texte, mais la personne est derrière. Je crois que j’ai trouvé en écrivant L’Événement, quelque chose qui concerne ce que je fais… Je disais en parlant de l’avortement à cet étudiant catho, que j’essayais de l’entraîner dans la fascination du réel, et je me suis dit : c’est ce que je fais en écrivant. Ce n’est pas le « moi » que je mets dans mes livres, c’est autre chose, mais c’est moi quand même, c’est de la réalité.

C.S. : J’ai l’impression que le « je » dans l’écriture, c’est le réel, la garantie. C’est le sang du réel.

A.E. : Voilà, c’est ça, je ne pourrais pas écrire sans cette « garantie ». La preuve en quelque sorte, de la réalité.

C.S. : En ce moment je fais un film avec une amie qui raconte le conte, les contes de sa vie. C’est dans sa ville à Nice, où j’ai tourné quatre films. Notre principe est d’aller dans un endroit où un son, une couleur, évoque quelque chose pour elle et l’amène à une scène (ou plusieurs, à des époques différentes) qu’elle raconte. C’est donc forcément dans un système fragmentaire. Le principe de l’aléatoire, du fragmentaire se double ici du fait que lorsque j’ai écrit le projet (j’ai demandé l’avance sur recette), je disais : je ne peux pas vous raconter la vie de mon amie puisque je parie qu’il faut, pour que ce soit fort, qu’elle me raconte des choses pour la première fois. Ca veut dire que l’histoire de la chose en train de se faire est aussi importante que les histoires elles-mêmes. Il arrive donc que dans le film, ce n’est pas les histoires que Mimi aurait pu penser être les plus importantes de sa vie qui sont racontées, ce sont les histoires qui ont eu lieu dans le film.

Tout le long de ce travail, il y a cette espèce de vérité, religieuse, qui fait que l’histoire, à la fin, est indécidable. C’est le chemin réel.

J’aime beaucoup trouver des chemins entre le documentaire et la fiction, mais si je suis le couteau sous la gorge, je préfère plutôt faire un film sous le mode entièrement documentaire, parce que je sais que j’y aurais beaucoup plus de joies et d’imprévus, beaucoup de choses très difficiles à faire du côté de l’art et du style.

A.E. : Je sens très fortement que mon domaine pour pouvoir faire des choses nouvelles n’est pas dans le roman. Si je devais faire un roman, non seulement je n’y croirais pas, mais je dirais même que je serais "au-dessous de" ce qu’il faut que je fasse.

 

L’IMPUDEUR

A.E. : Pour 800 km de différence, est-ce qu’on ne vous a pas fait le reproche de filmer vos proches ? Moi, on me reproche tout le temps d’avoir parlé de mes parents, d’un amant…

Mais la différence est que votre fille savait que vous la filmiez ; tandis que moi quand j’écris, on ne le sait pas…

C.S. : On m’a beaucoup fait ce reproche, oui. En ce qui concerne ce que vous écrivez, c’est un reproche idiot ; le rapport entre la réalité et le livre ne regarde personne. C’est entièrement de la littérature.

A.E. : La question, tout de même, c’est que ça réfère à des personnes existantes, comme le texte le laisse complètement entendre. Cela dit la personne réelle est bien masquée, on ne peut pas dire c’est un tel ou une telle, mes parents étaient décédés. Alors qu’il existe des romans à clef…

C.S. : Si moi j’avais filmé mes parents (il y a un film sur mon père que j’ai peu montré) on ne me ferait pas ce reproche, parce que c’est la ligne logique, au cinéma, on s’inquiète d’où on vient… Mais avec 800 km, je filme ma fille… Enfin, j’ai essayé de faire un film plus de cinéaste que de mère. Ce qui était moins habituel, ce qui choque un peu, c’est de regarder sa fille d’un peu loin, avec son copain, et de voir ce qui se joue au-delà de moi et qui va me dépasser, qui vivra bien au-delà de moi.

Ma théorie c’est que, au fond, c’est la scène primitive à l’envers. Je ne veux pas filmer – ça me paraît tellement évident, quoi que ce soit qui ait à voir avec le sexe.

J’ai dit « je fais une histoire d’amour sans baiser », c’est la condition. C’est intéressant de se dire qu’il y a une chose que le cinéaste, ne peut pas voir, pour une raison fondamentale, qui n’est pas une raison bête. Et je pense que c’est ça qui m’est reproché, qu’il n’y ait pas la scène sexuelle, ça paraît scandaleux de dire cela, mais je crois qu’en disant « elle n’a pas le droit de filmer sa fille », on demande la scène sexuelle en pensant « tant qu’on ne la voit pas, on ne croit pas ».

A.E. : Souvent les gens m’ont reproché mon impudeur, ça revient tout le temps : les hommes, les critiques, parfois le public…

C.S. : C’est ce qui est très beau dans vos livres ; et c’est une vraie liberté !

A.E. : Je me suis interrogée là-dessus, je pense que chaque fois que les gens parlent d’impudeur, ça veut dire tout simplement : moi, j’aurais envie de dire cela mais je n’ose pas, qu’est-ce qu’on dirait de moi, qu’est-ce qu’on penserait de moi ?

C.S. : Ce que vous racontez sur l’impudeur est pour moi de l’ordre du « paradoxe de style ». Votre écriture est très précise et très élevée : vous parlez souvent du désir de s’élever, avec votre mère… On sent dans l’écriture ce désir extrêmement précis d’être élevé et en même temps, dans La Honte, par exemple, vous décrivez le geste de taper sur la fesse, c’est-à-dire que ce désir d’élévation et cette précision de la langue travaille avec tout ce qu’il y a des traces sociales et du corps dans les histoires et dans la langue…

A.E. : C’est un grand reproche qui m’a été fait. Dans une émission littéraire, un critique a dit que ce qui était choquant c’est que j’avais des réflexions élevées sur le tableau que forme un lit défait, etc. Et aussitôt, une remarque : « je ne me lavais pas pour garder son sperme » ! J’ai compris que c’est cette contiguïté qui choquait…

C.S. : Moi c’est cela qui me bouleverse… C’est ce qui me dit que je peux être vous, que je suis lectrice à part entière, et que donc le monde est entier, il est éternel.

A.E. : Ni le cinéma ni la littérature ne sont dans les objets, ils sont dans la façon dont on traite les choses. Dire qu’il y a des choses dont il ne faut pas parler, non ! Tout peut être écrit ou montré, tout dépend de la façon dont on le fait.

C.S. : Oui, parce que cela dit aussi l’hétérogénéité… On disait tout à l’heure que la fiction c’était la volonté de faire un monde qui fonctionnerait sur lui-même et qui serait maîtrisé, mais finalement, dans ce style paradoxal, il y a l’idée du monde entier mais dont vous n’êtes pas le seigneur.

A.E. : Et l’idée de « rendre compte ». J’emploie souvent cette expression, « rendre compte ». On l’entend souvent à plat, mais rendre compte, c’est autre chose… c’est ce qu’on n’a pas compris, lorsqu’à propos de Passion Simple, on a parlé de Madame Bovary. Flaubert écrit sur Bovary, tandis que là, c’est Bovary elle-même qui écrit ! Et ça n’a plus rien à voir. On est encore dans ce machisme envers les films ou les livres de femmes.

C.S. : C’est une grande jubilation et le grand désir de l’art que de se dire : quel est le tableau que la Joconde peindrait ? Quel est le point de vue… Dans la recherche de la vérité, on rêve d’entendre les pensées d’Emma Bovary, être au plus près, dans la jubilation…

A.E. : J’ai pensé la même chose a contrario en voyant Scènes de ménage : il n’y a pas eu de film qui montre un homme qui fait du jardin, qui fait du bricolage, et à quoi pense cet homme-là. On ne sait pas, il y a là un trou, un manque, et avec votre film vous me faites penser à ce manque. Toutes les femmes à un moment donné sont la femme de Scènes de ménage et elles reconnaissent tout, elles reconnaissent à la fois les pensées et les gestes. En les montrant, ce film les fait s’interroger… Il n’y a pas de film d’homme qui soit équivalent.

Vous avez montré quelque chose de nouveau… C’est ça qui est important.

Mais je crois que le chemin est encore long…

 

Propos recueillis par Anne Luthaud, Avril 2002.



Date de publication : 13-09-2018

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